Une politique turque expansionniste marquée par un discours religieux, une industrie de défense ambitieuse, des intérêts géopolitiques en méditerranée orientale et une ingérence en Europe, notamment en France.
Younes Belfellah
Chercheur & économiste
Le 04/06/2021
Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, Erdogan ne cache pas son ambition de devenir le nouveau leader politique et religieux du monde musulman en affichant ses affinités avec le mouvement des Frères musulmans. La Turquie d’Erdogan ne cache pas non plus son projet de faire renaître l’empire ottoman par la mutualisation des pouvoir politique (sultanat) et spirituel (califat). Pour ce faire, Recep Erdogan, dont un récent référendum a considérablement renforcé le pouvoir présidentiel, n’hésite pas à user d’autoritarisme. Un autoritarisme de faits plus que mots. En 2016, suite à un coup d’état manqué, le tout-puissant président a mené une large purge contre des opposants, fonctionnaires, juges, journalistes et autres universitaires qui auraient pu le gêner dans son ambition néo ottomane.
Le terme « néo-ottoman » désigne l’entreprise conduite par le parti d’Erdogan, l’AKP, dans le but de développer l’influence diplomatique et d’étendre la « profondeur stratégique » du pays autour de valeurs présentées comme islamiques. A l’instar du néo-ottomanisme, la notion d’erdoganisme a été introduite par des politistes. Elle repose sur deux principes : la démocratie est réduite à la souveraineté nationale et à la seule expression du suffrage universel ; le respect de la morale prévaut sur la jouissance des droits et l’exercice des libertés fondamentales.
La Turquie d’Erdogan a une boussole islamique, mais son mode d’action est un pragmatisme syncrétique. Erdogan convoque tout ce qui a fait son succès, mais à des degrés différents, en fonction du terrain choisi : à la fois anticolonial et néo-ottoman, islamiste et kémaliste, nationaliste et généalogique. La projection permanente du passé ottoman sert son destin politique à court terme : il veut gagner l’élection présidentielle de 2023 et faire coïncider sa victoire avec la célébration du centenaire de la République. Il s’agit d’un projet islamo-nationaliste conçu à long terme qui vise transformer l’héritage d’Atatürk et refonder la Turquie comme une grande puissance musulmane.
En ce sens, Erdogan utilise un discours agressif vis-à-vis de l’Europe et la France en particulier, surtout après son échec d’accéder à l’Union européenne. La Turquie est passée en l’espace de vingt ans, d’un allié des Européens à une menace sur plusieurs niveaux. Cette fougue sans limite pourrait annoncer un avenir tumultueux, ce qui demande une nouvelle approche dans la relation franco-turque basée sur la clarté, la fermeté et la réciprocité. Plusieurs analystes critiquent le laxisme européen envers la Turquie, ce qui a permis à Erdogan de vouloir exporter son modèle d’islam turc et de renforcer le communautarisme dans les sociétés européennes.
L’ingérence turque en France et l’islamisme
Dans un rapport publié en 2018 et intitulé La fabrique de l’islamisme, l’Institut Montaigne souligne que cette diplomatie religieuse turque devient un instrument du pouvoir pour Erdogan. C’est une stratégie d’influence, de contrôle et d’instrumentalisation de l’Islam en France et en Europe afin d’avoir une expansion du fondamentalisme islamiste. Selon l’Institut Montaigne, “il s’agirait désormais pour la Turquie de prendre en main le destin des musulmans européens et d’apparaître comme leur protecteur”.
Cette stratégie repose également sur des relais religieux et politiques qui incarnent ce pouvoir turc. Notamment la direction turco-islamique des affaires religieuses (Ditib), l’organe de la diplomatie religieuse et l’Union des Démocrates Turcs Européens, une filiale européenne de l’AKP, le parti d’Erdogan, activement présente dans la région parisienne et à Strasbourg. C’est d’ailleurs dans la région du Grand Est que se trouve la majorité de la communauté turque qui compte quelques 700.000 personnes en France. En 2012, ce sont les membres de cette union qui avaient mené une violente campagne contre la loi pénalisant la négation du génocide arménien.
Mais l’efficacité de cette politique d’infiltration s’explique aussi par l’accompagnement de grands travaux comme le projet “Eyyûb Sultan” dont la feuille de route ne s’arrête pas à la seule construction d’une mosquée, mais aussi à l’érection de centres d’éducation, d’un collège et d’un lycée ainsi que d’une faculté de théologie islamique pour former des imams.
Cette présence turque est enfin renforcée par des médias de propagande afin d’influencer l’opinion publique française comme TRT en français, un groupe médiatique sous la tutelle du ministère des affaires étrangères en Turquie. Des sites d’information et d’analyse comme Medyaturk Info ou Red’Action, destinés à la communauté turque et musulmane en France, sont aussi des relais actifs de la propagande pro Erdogan.
La politique libyenne de la Turquie et les enjeux de la méditerranée orientale
L’armée turque a su déployer des militaires, des mercenaires et des armements sophistiqués pour venir au secours d’un exécutif ami, celui du Gouvernement d’union nationale (GNA). La Turquie a confirmé cette vocation offensive en inaugurant une politique de la canonnière face à la Grèce et à Chypre, puis en s’engageant dans le Caucase aux cotés de l’Azerbaïdjan. En signant un double accord militaire et maritime avec le gouvernement de Fayez el-Sarraj le 28 Novembre 2019, la Turquie entend enrayer le risque de sa marginalisation en Méditerranée orientale et en Libye.
En effet, au cours des deux dernières décennies, la découverte de gisements de gaz importants par Israël, Chypre et l’Egypte a suscité non seulement un phénomène d’appropriation des espaces maritimes par le biais des délimitations de zones économiques exclusives (ZEE), mais aussi la formation de nouvelles connivences régionales. Ainsi a –t-on assisté à une convergence tripartite rapprochant la Grèce, Chypre et l’Egypte qui a abouti en janvier 2019 à la création au Caire d’un forum gazier rassemblant en outre Israël, les Territoires palestiniens et l’Italie. La Turquie craint que ces développements ne conduisent à la reproduction de la situation d’enclavement qu’elle connait déjà en mer Egée face à la Grèce et ses îles.
La Turquie a adopté la stratégie « Patrie Bleu », un concept développé par le contre –amiral Cem Gurdeniz en 2006, entendait à l’origine de renforcer les capacités navales de la Turquie afin de pouvoir intervenir dans des espaces maritimes et accéder principalement aux trois mers (Noire, Egée, Méditerranée).
En somme, la Turquie devient un acteur incontournable dans l’équation libyenne. En Méditerranée orientale, devenue un espace géopolitique majeur en raison de gisements gaziers découverts, Ankara mise sur une renégociation des frontière maritimes en sa faveur pour réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’étranger. Mais la projection de la puissance turque et son recours au Hard Power ne sont pas provoquer des tensions avec ses partenaires européens et alliés de l’OTAN.
La quête d’indépendance énergétique est l’une des dimensions motivant l’activisme croissant de la politique étrangère turque en Méditerranée orientale. Selon la Banque turque de développement industriel, la Turquie importe plus de 90% des produits pétroliers absorbés chaque année par son économie. Environ la moitié de ce pétrole est originaire du voisin iranien, cette dépendance est encore plus significative concernant le gaz naturel alimentant le marché turc. 99% du gaz consommé en Turquie est importé essentiellement de Russie (51.9%) et d’Iran (16.7%). Cette faible dotation de la Turquie en ressources énergétiques est un inconvénient majeur sur le plan géopolitique. La Turquie exploite depuis deux décennies son image de pont entre Orient et Occident pour accroitre son rôle dans la distribution d’énergie à l’échelle planétaire. A mi-chemin entre les régions productrices (Moyen orient, Mer Caspienne, Russie) et les régions consommatrices (Europe), le pays évolue dans un environnement qui regorge de 72% des réserves mondiales d’hydrocarbures. Ce positionnement géographique accorde ainsi à la Turquie une double opportunité. D’une part, il assure au pays un approvisionnement relativement aisé pour sa consommation domestique et, d’autre part, lui permet de jouer le rôle de Hub énergétique entre pays producteurs et pays consommateurs. La stratégie turque est de transformer le statut de hub à une indépendance énergétique d’où l’importance de l’accord maritime signé avec la Libye.
L’industrie turque des drones : outil géopolitique
Les drones turcs Bayraktar TB2 deviennent un atout militaire de l’industrie de défense d’Ankara. Des entreprises comme Asela, Tai, Rokestan et MKEK coopérant avec des pôles universitaires et des centres de recherche pour la production d’armement et le transfert de la technologie. Il s’agit de la production des véhicules blindés, le char du combat Altay, le porte-aéronefs Anadolu, des navires de guerre comme le programme des frégates MILGEM. De plus, le développement des Heron turcs équipés d’une électro-optique, le montage des chasseurs américains F-16 et des hélicoptères Eurocpter A532.
Depuis 2010, l’industrie des drones turcs ne cesse pas de se progresser, d’abord avec la stratégie du Turkish Aerospace Industries de développer l’Anka S, en parallèle, le groupe privé Kale Baykar fondé par l’ingénieur Selçuk Bayraktar, le gendre du président Erdogan a produit les drones intelligents du Bayraktar TB1 et TB2. La lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) était une occasion de mettre en pratiques ces drones qui ont accompagnés par la suite toutes les interventions militaires turques en Libye, Syrie, Irak et fournis à des pays comme l’Azerbaïdjan dans sa guerre contre l’Arménie.
Par Younes BELFELLAH, Chercheur et consultant en économie politique et relations internationales.
Publié le 4 JUIN 2021, https://blogs.mediapart.fr/younesbelfellah/blog/040621/la-turquie-d-erdogan-la-politique-neo-ottomane-la-conquete-du-monde