Alors que le président turc Recep Tayyip Erdogan menace d’expulser dix ambassadeurs européens. Il leur reproche leur soutien affiché à l’opposant Osman Kavala. La banque centrale de Turquie a abaissé son taux directeur de 2 points de pourcentage. En réaction, la livre turque perd plus de 2% face au dollar. La livre et l’inflation risquent d’en subir les conséquences.
Younes Belfellah
Chercheur & économiste
Le 12/11/2018
Excédé par plusieurs hausses du taux directeur de la banque centrale, M. Erdogan a brutalement limogé trois gouverneurs en moins de quatre ans, il avait également procédé à une purge au sein de l’établissement limogeant deux gouverneurs adjoints de la Banque et un membre du comité de politique monétaire. La baisse du taux directeur confirme que “la politique monétaire est fermement sous l’influence de M.Erdogan”, a estimé l’institut Eurasia Group dans une note de recherche.
Selon l’institut, l’économie turque pourrait être “entraînée dans une crise provoquée par le président”. La Banque centrale estime cependant que la hausse de l’inflation serait liée à des facteurs “transitoires”. “La récente augmentation de l’inflation est due à des facteurs liés à l’offre tels que la hausse des prix des produits alimentaires et des importations, en particulier de l’énergie, et des contraintes d’approvisionnement”, a déclaré la Banque.
Selon un rapport de la Banque mondiale publié en avril 2020, 13,9% de la population de Turquie vit en dessous du seuil national de pauvreté qui a été établi à 4,3 dollars (3,59 euros) par jour et par personne.
Selon Bloomberg, La Banque centrale de la République de Turquie est coincée entre réalité économique et exigences politiques. L’économie a besoin d’une politique plus stricte. Le président Recep Tayyip Erdogan exige un assouplissement. La banque centrale doit faire des compromis en maintenant les taux d’intérêt inchangés. Les prix annuels à la consommation en Turquie se sont élevés à 15%, plaçant cet État en deuxième position derrière l’Argentine parmi les pays émergents et en tête de la liste des nations sous surveillance de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE).
Le changement d’administration américaine a poussé la Turquie à se repositionner sur la scène politique internationale. De même, la Turquie s’ouvre à la Russie, l’Iran et se réconcilie avec l’Arabie Saoudite et l’Egypte. A ce point, l’acquisition par la Turquie de missiles russes S-400, qui l’empêche d’obtenir le nouvel avion américain F-35, est un contentieux qui sera difficile à surmonter.
Depuis 2019, le Congrès américain a préparé plus d’une vingtaine de projets de lois visant la Turquie. Ils portent sur les thèmes suivants : le projet du Gazoduc Turk Stream construit par les russes, les champs de gaz sous-marins autour de Chypre dont la Turquie conteste la répartition, l’achat des anti-missiles russes S-400 par Ankara et l’intervention de la Turquie en Syrie. Cela peut engendrer différentes sanctions : l’interdiction de recourir au système financier américain, l’interdiction d’emprunter auprès des institutions financières internationales, les sanctions contre des dirigeants (ministres, militaires, hauts fonctionnaires,…), l’enquête sur les bien d’Erdogan et sa famille, l’embargo sur certains échanges surtout d’armement, et le procès en cours devant le tribunal de Manhattan contre la banque publique Halkbank pour contournement de l’embargo contre l’Iran peut se solder par une amende de 20 milliards de dollars.
L’Union Européenne demeure le premier partenaire commercial de la Turquie et la Turquie le cinquième de l’Union Européenne ; la part de cette dernière représente par ailleurs environ 75% de la totalité des investissements directs étrangers en Turquie. Dans ce sens, les principaux fournisseurs de la Turquie sont : l’Allemagne (11%), la Chine (9%), la Russie (9%), les Etats-Unis (5%), l’Italie (5%), alors que les principaux clients sont : l’Allemagne (9%), le Royaume-Uni (6%), l’Irak (5%), l’Italie (5%) et les Etats-Unis (5%). Une économie turque est entrée dans une nouvelle zone de turbulences. Ses importations dépassent ses exportations, il s’agit de l’énergie et des produits intermédiaires. La Turquie est intégrée amplement dans les chaines de production européennes dont elle est dépendante. Elle produit sans parvenir à dégager de valeur ajoutée qui lui soit propre.
En 2021, soit seize années après le début des pourparlers pour l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, sur les 35 chapitres à traiter, 16 seulement ont été ouverts-dont le dernier en 2016-, 8 bloqués par la Commission européenne (Libre circulation des biens, Droit d’établissement et libre prestation de services, services financiers, Agriculture et développement rural, Pêche, Politique des transports, Unions douanière, Relations extérieures). 6 Chapitres bloqués par le gouvernement chypriote grec (Libre circulation des travailleurs, Energie, Pouvoir judiciaire et droits fondamentaux, Justice, liberté et sécurité, Education et culture, Politique extérieure de sécurité et de défense), 3 bloqués par la Turquie (Marchés publics, Politique de concurrence, Politique sociale et emploi), et un seul a été négocié et refermé (Sciences et recherche).
Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) montre que durant la première décennie de ce siècle, l’économie turque a connu « Dix Glorieuses » grâce principalement à l’instauration d’autorités indépendantes de régulation. Puis l’exécutif s’est progressivement affranchi du principe de séparation des pouvoir, et ce virage vers un capitalisme autoritaire l’a plongée dans la crise.
La Turquie est l’un des rares pays à avoir affiché une croissance positive (1.8%) en 2020, année de la pandémie du Covid-19 qui l’a pourtant très durement touchée (plus de 3 millions de cas et 30000 morts). En revanche, la Turquie a peu soutenu son économie par des aides directes d’Etat qui ont représenté 2% de son PIB, contre, toujours en moyenne, 4% dans les économies émergentes et 16% dans les économies avancées. Si cette stratégie a permis au pays d’enregistrer l’un des rares taux de croissance positifs en 2020, sa soutenabilité est douteuse : aujourd’hui, les ménages et les entreprises turcs sont très fortement endettés, un million et de turcs ont basculé dans la pauvreté et le taux de chômage avoisine 15%.
De plus, la Turquie marque d’épargne propre pour assurer sa croissance. L’endettement en devises du secteur privé turc est de plus de 200 milliards de dollars, essentiellement contracté auprès des banques européennes et il est pour moitié financer par des capitaux à court terme. Il s’agit d’une vulnérabilité financière de l’économie turque et d’un risque élevé de liquidité.
Au niveau institutionnel, la Turquie a besoin des réformes sérieuses pour améliorer les perspectives d’évolution de son économie. Plusieurs problèmes institutionnels se dévoilent par le biais des indicateurs du pays par rapport à des classements mondiaux comme le rapport Doing business de la banque mondiale, le classement de la compétitivité réalisé par le Forum économique mondial et le classement de la transparence de l’Organisation Transparency International. Il s’agit de la 57ème place /180 pour l’efficacité de la gouvernance ; 79ème place /169 pour la liberté économique ; 86ème place /180 pour la corruption perçue ; 99ème place /180 pour la performance environnementale ; 107ème place /128 pour l’Etat de droit ; 153ème place/180 pour la liberté de presse ; 174ème /194 pour la stabilité politique et l’absence de violence.
Le Groupe d’action financière (GAFI) a ajouté la Turquie à sa liste des nations à la traîne dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Cette décision risque d’être lourde de conséquences pour une économie, qui peine d’ores et déjà à attirer les investissements étrangers. Selon le rapport du FMI, la pandémie a rendu l’économie turque «plus exposée aux risques intérieurs et extérieurs». Il propose en outre des réformes structurelles, afin d’«atténuer le risque des effets défavorables à long terme de la pandémie», qui seront associées à des «mesures ciblées pour soutenir les plus vulnérables, encourager la flexibilité du marché du travail et faciliter l’allègement de la dette des sociétés». Le rapport signale par ailleurs que «la pandémie fait peser un lourd tribut humain et économique sur la Turquie. La réaction politique, focalisée sur l’expansion de la monnaie et du crédit, a donné lieu à un rebondissement notable de la croissance, une fois passé le choc initial, mais a également exacerbé les vulnérabilités préexistantes.»
Finalement, l’économie reste le Tallon d’Achille d’Erdogan avant 18 mois seulement des élections présidentielles en Turquie. Erdogan veut se montrer victime des ingérences étrangères afin de couvrir un fiasco économique et des dérives autoritaires de gouvernance.
Par Younes BELFELLAH, Chercheur et consultant en économie politique et relations internationales.
Publié le 25 Octobre 2021, https://blogs.mediapart.fr/younesbelfellah/blog/251021/economie-turque-de-l-emergence-la-recession