Pour l’économiste Younes Belfellah, “si le Qatar s’est montré plus résilient que prévu aux effets du blocus, les conséquences pour les pays du quartet, particulièrement l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis” ont été très fortes.
Younes Belfellah
Chercheur & économiste
Le 29/01/2018
Début janvier, le Qatar a annoncé que les étrangers pourraient désormais détenir 100% des parts d’une entreprise dans quasiment tous les secteurs de l’économie. Alors que l’émirat se trouve sous la pression d’un embargo économique et diplomatique, cette mesure fait partie d’une myriade de décisions illustrant la nécessité pour l’émirat gazier de diversifier son économie et de se réformer à toute vitesse. Depuis le début de la crise, Doha est obligé de réinventer son modèle économique en procédant à des opérations aussi spectaculaires que l’importation de 4 000 vaches par avion. « Cette crise a réveillé les Qataris, pour le directeur irlandais des opérations de Baladna, la société de produits laitiers en charge de développer la production de lait au Qatar. Ils ne veulent plus être dépendants de leurs voisins. L’autosuffisance est leur nouveau mot d’ordre ».
Si le Qatar s’est montré plus résilient que prévu aux effets du blocus, peu d’analystes se sont attardés sur les conséquences pour les pays du quartet, particulièrement l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis. L’Arabie saoudite est en pleine évolution, voire révolution, avec les réformes menées par le prince Mohammed Ben Salman, aussi bien sur le plan économique que sociétal. La purge de MBS a affirmé la verticale du pouvoir dans un pays où les différents clans ont l’habitude de la concertation et personne ne sait à quels troubles pourrait être exposé le royaume des Saoud avec tous ces changements. Les Emirats Arabes Unis et le Qatar partagent une vieille rivalité, chacun tentant d’exister à sa manière sur la scène internationale dans l’ombre du grand frère saoudien. Mais le soft power qatarie a été construit de manière plus efficace, à travers l’influence médiatique d’Al-Jazeera et une diplomatie sportive proactive comme en témoigne le PSG et la Coupe du monde 2022.
Du côté de Riyad, les plus de 300 entreprises saoudiennes implantés au Qatar ont été victimes de l’arrivée massive de nouveaux concurrents, notamment turcs, sur le marché qatari, par exemple dans l’agroalimentaire. Une perte dont n’avait pas vraiment besoin l’économie saoudienne, fragilisée par la chute des cours du pétrole. Et pour le moment, la « Vision 2030 » relève encore de l’incantatoire tandis que la ville du futur du projet NEOM est encore balayé par les sables du désert saoudien. Le cafouillage de l’introduction d’Aramco en bourse à travers la vente de 5% des parts du capital témoigne de la difficile transition vers une économie ouverte et transparente pour l’Arabie saoudite.
Avec un déficit de 17,3% du PIB en 2016, l’Arabie saoudite sera très probablement en récession en 2017. Si les chèques récupérés auprès des princes emprisonnés vont assurément apporter un soutien au budget saoudien non négligeable, cette purge n’est pas le genre d’événements à rassurer les investisseurs et les entreprises étrangères. L’ambition de devenir un hub reliant les différents continents et un épicentre du commercial ne pourra être prise au sérieux que lorsque l’Arabie saoudite contribuera à l’apaisement du contexte régional et non à son embrasement. Comme l’explique l’économiste en chef de la Coface, Julien Marcilly, MBS « peut par ailleurs être tenté de faire oublier ces problèmes internes en créant des incertitudes géopolitiques, comme il l’a fait en 2017 au Qatar, au Yémen et au Liban ».
Du côté des Emirats Arabes Unis, beaucoup d’entreprises ont également été impactées par le blocus. Des entreprises emblématiques de Dubaï comme Drake & Skull ont perdu 10% de leur part de marché, et sont menacés sur des marchés clés comme le métro de Doha. Dans le secteur de la finance, des banques comme First Abu Dhabi Bank et Emirates NBD souffrent de retards de financement et de l’image négative de la crise qui impacte la crédibilité de ces établissements et la confiance des investisseurs. Abou Dhabi, qui abrite la capitale fédérale des Emirats Arabes Unis, impose donc sa ligne diplomatique et sécuritaire à l’ensemble des émirats de la fédération, parfois à leurs détriments. En effet, si Abou Dhabi a misé sur le tout sécuritaire pour se distinguer, l’émirat de Dubaï a plutôt misé sur le tout business. Certains n’hésitent pas ainsi à appeler Dubaï la « capitale économique de l’Iran », l’émirat étant le point d’entrée de référence pour contourner les mesures d’embargo à l’encontre de Téhéran. Même aujourd’hui, les Emirats Arabes Unis restent le 1er partenaire commercial de l’Iran au Moyen-Orient avec 7,4 milliards de dollars d’échanges pour l’année iranienne 2016-2017. C’est pourquoi le chercheur Clément Therme considère que « le tout sécuritaire de la politique étrangère d’Abou Dhabi risque de mettre en péril le modèle du tout économique propre à Dubaï ».
Sur le plan économique, la région du Golfe ne sort pas renforcée de cette crise entre pays frères. Le Fonds monétaire international (FMI) estime que les effets de la crise sont restés limités pour l’instant mais que son inscription dans la durée affaiblirait la croissance à moyen terme pour l’ensemble des pays du Golfe. Alors que les pétromonarchies du Golfe doivent accélérer la transformation de leur modèle économique vers une économie diversifiée, le blocus du Qatar ne sert en rien les intérêts économiques de la région. Au contraire, ces pertes économiques deviennent des pertes politiques puisque le Conseil de coopération du Golfe (CCG) a clairement fait faillite dans cette crise. Une meilleure intégration politique et économique de ces pays s’inscrirait pourtant parfaitement dans les « Vision 2030 » de l’Arabie saoudite et des Emirats Arabes Unis. En effet, comment Riyad peut prétendre devenir un hub entre les différents continents et un nouvel épicentre du commerce mondial si son propre voisin ne peut commercer avec lui ? Assurément, ce blocus ne sert personne, et encore moins les pays du quartet.
Par Younes BELFELLAH, Économiste spécialiste du monde arabe
Publié le 29.01.2018, https://www.challenges.fr/monde/moyen-orient/crise-du-golfe-blocus-pour-le-qatar-pertes-pour-l-arabie-saoudite-et-les-emirats-arabes-unis_563616