Rédaction MEDFOCUS
Younes Belfellah
Chercheur & économiste
Le 30/06/2022
La livre turque a chuté de 44% par rapport au dollar en 2021. Elle a perdu 40 % de sa valeur en six mois, le pays a épuisé ses réserves de change en dépensant plus de 100 milliards de dollars en 2019-2020 pour freiner la dépréciation. Le président Turque Erdogan a changé le gouverneur de la banque centrale à plusieurs reprises puisque l’actuel occupant de ce siège éjectable est le quatrième en moins de trois ans.
Des facteurs économiques mondiaux, ont affecté plus gravement la Turquie que d’autres pays. On peut citer la hausse des prix des matières premières et surtout des hydrocarbures dans un pays énergivore, les conséquences du Covid-19, particulièrement pour les transports et le tourisme, secteurs essentiels pour l’économie turque, ou encore la baisse des investissements extérieurs. D’autant que le choc de la pandémie est venu heurter une économie qui souffre depuis 2018 d’une dépréciation brutale de la monnaie à la suite de menaces de Donald Trump de surtaxer l’acier et l’aluminium turcs. S’ajoutent à tout cela un endettement élevé des particuliers et de la dette publique.
Le pari d’Erdogan s’appuie surtout sur un accroissement des exportations favorisées par des prix compétitifs sur le marché mondial. L’idée serait de faire de la Turquie une grande puissance exportatrice grâce à ses prix bas, à la manière de la Chine. Il a d’ailleurs vanté une augmentation de 32,9% des exportations sur un an en 2021.
La Turquie s’enfonce dans une spirale infernale. Mais le paradoxe c’est que l’économie turque affiche aujourd’hui une croissance surprenante. Celle-ci s’est élevée à 9.5% en 2021. Selon la Banque mondiale, grâce au rebond post-Covid-19, la production industrielle a augmenté de 11.4% enregistrant en novembre 2021.
L’inflation en Turquie au milieu de l’année 2022 a atteint un taux de 73,5% en mai 2022, malgré la baisse du taux d’intérêt directeur de 19% à 14% fin 2021. L’inflation apparaît significativement dans le secteur des transports avec une augmentation annuelle de + 107,62% et le secteur alimentaire De +91,63%. Alors que la livre turque fluctue entre 17 et 19 pour un dollar, elle a perdu 22 % de sa valeur depuis janvier 2022 et 49,7 % par rapport à l’année précédente.
Dans ce sens, les statistiques officielles montrent que l’inflation en Turquie a enregistré des niveaux plus hauts en mars 2022, tirée par la guerre en Ukraine, à 61,14% sur un an, en hausse de 5,46 points en un mois. Le prix de transport a bondi de 99 % en un an, de plus de 70 % pour les produits alimentaires et de 69 % pour les biens d’équipement. De plus, la guerre en Ukraine fait craindre de nouvelles hausses de prix. En fait, la Turquie est un gros importateur de blé russe et ukrainien, mais aussi de gaz russe, qui représentait 44 % de ses importations en 2021. La Russie et l’Ukraine sont aussi des gros importateurs de touristes en Turquie. 4,7 millions de touristes russes se sont rendus en Turquie l’année dernière et représentaient 19 % des visiteurs étrangers. A ce point, le modèle de développement accéléré que la Turquie a suivi au cours des dix premières années du règne du Parti de la justice et du développement, qui comprenait la construction de ponts massifs sur le Bosphore et Marmara, un tunnel reliant les côtés européen et asiatique d’Istanbul, un réseau de nouvelles voies ferrées, des dizaines d’aéroports civils, des milliers de kilomètres d’autoroutes, un aéroport international gigantesque pour Istanbul et des complexes hospitaliers importants dans plusieurs grandes villes. La plupart de ces projets ont été mis en œuvre par le secteur privé. Cela a incité le secteur privé à emprunter auprès de sources extérieures pour financer ces projets. Avec le début du remboursement des emprunts des dix années précédentes, les pressions sur la monnaie turque ont commencé à augmenter, et donc la baisse de sa valeur d’échange.
Le président Recep Tayyip Erdogan a annoncé une réduction de la taxe sur la valeur ajoutée sur les produits d’hygiène et de restauration de 18% à 8%. Il avait déjà réduit la TVA sur les produits alimentaires de base de 8% à 1% en février 2022, mais n’a pas réussi à freiner les hausses de prix, ce qui a partiellement compensé une augmentation de salaire approuvée le 1er janvier 2022.
A moins d’un an de la prochaine élection présidentielle prévue en juin 2023, le chef de l’Etat a demandé aux Turcs de la patience, reconnaissant que la guerre d’Ukraine influence les prix à la consommation, il a averti qu’il serait “impitoyable” avec les spéculateurs.
Pendant ce temps, l’agence de notation financière S&P Global Ratings a dégradé la dette souveraine de la Turquie, qu’elle considère désormais comme un investissement entièrement spéculatif. L’agence a déclaré que sa note de dette en monnaie locale avait été abaissée à “B+” de “BB-” auparavant, ce qui signifie qu’elle montait dans le classement. S&P est passé de spéculatif à très spéculatif. La note sur la dette turque en devises étrangères était, elle, déjà classée “B+” et est maintenue à ce niveau. “Les conséquences du conflit militaire Russie-Ukraine, y compris avec la hausse des prix alimentaires et de l’énergie, vont affaiblir encore plus la balance des paiements déjà ténue de la Turquie et exacerber l’inflation”, explique S&P. La perspective associée aux notes reste négative, précise S&P, ce qui signifie qu’elles pourraient être abaissées.
Finalement, La Turquie a besoin de réformes économiques sérieuses pour maintenir la capacité de la croissance économique. Pour faire face à l’inflation importée, le pays nécessite le renforcement de la demande intérieure et la gouvernance bancaire.